Pourquoi le clitoris fait-il peur ?

Regardons quelques minutes autour de nous : que nous ouvrions un manuel d’éducation sexuelle, un livre de médecine, un roman ou une BD coquine, ou que nous regardions un film érotique, le clitoris est souvent le grand absent des parties de jambes en l’air ! Organe nié ou minoré (relégué aux préliminaires), il est même encore l’objet de mutilations dans de nombreux pays du monde, en France comme ailleurs.

Le clitoris, en tant qu’expression des plaisirs sexuels des femmes, ne va pas sans interroger fortement les fondements de notre société. Construite depuis des millénaires autour du pouvoir des hommes sur les femmes, est-elle prête à accepter que ces dernières puissent s’émanciper dans un domaine clé : la sexualité ?

L’omerta sur la sexualité féminine dans nos sociétés est le fruit d’une histoire qui a produit des normes et des mythes que nous souhaitons interroger et déconstruire avec cette campagne « Osez le clito ». Si les pratiques sexuelles de chacune et chacun appartiennent à la sphère privée, l’absence totale de reconnaissance et de connaissance des sexualités des femmes est un sujet social et culturel.

 

> Histoire d’une dépossession

Il est des mythes qui perdurent dans les toutes les sociétés. En Occident, la plupart sont héritées de la culture judéo-chrétienne. Exemple : « la femme » est censée avoir été créée non pas en même temps, mais à partir de « l’homme ». Sur ce mythe fondateur s’est construite l’idée selon laquelle les femmes doivent tout aux hommes, en particulier en ce qui concerne la possibilité de disposer librement de son corps et de sa vie. Pour accréditer cette idée, littérature, philosophie et médecine ont croisé leurs approches afin de naturaliser à l’extrême « la » femme. Voici une liste non exhaustive parmi la multitude de fausses vérités historiques ayant encore droit de cité : « la » femme serait de « constitution délicate », d’une « tendresse excessive », à la « raison limitée » et aux « nerfs fragiles ». L’accent étant systématiquement mis sur l’infériorité intellectuelle et physiologique des femmes, faibles par leur constitution, tentatrices mythiques ou se tenant dans le meilleur des cas dans « l’ombre » des grands hommes.

Ces constructions historiques paraissent désuètes ? Elles sont essentielles quand on s’intéresse à la question des sexualités des femmes car elles ont profondément influencé les sociétés dans lesquelles nous vivons et automatiquement la vision des femmes sur elles-mêmes. En sociologie, on parle d’intériorisation quand un individu fait siennes les valeurs de la société à laquelle il appartient. En ce qui concerne les femmes, cette intériorisation de leur statut d’êtres incomplets et dépendants des hommes a à la fois des origines anciennes et des répercussions très actuelles.

Jusqu’au XVIIème siècle, les femmes doivent se contenter d’une activité domestique, extérieure à la société civile et sont donc limitées au rôle de mères, loin des fonctions sociales. Lorsqu’elles travaillent, c’est gratuitement, en aide d’appoint. C’est à ce titre qu’elles sont privées d’instruction, hormis l’apprentissage des devoirs de la bonne ménagère. « La femme » est donc le principe spirituel (l’âme) du foyer tandis que « l’homme » en est le principe juridique. Cette identification des femmes à la communauté familiale leur ôtent leurs individualités et renforcent leurs statuts d’êtres passifs et vulnérables. En ce qui concerne leurs relations intimes avec leurs maris, la poésie et la volupté qu’on trouve dans le Cantique des Cantiques sont bien moins promues et vantées que la pudeur et l’obéissance. D’ailleurs, au Moyen Age, l’Église n’admet qu’un seul type de rapports sexuels : hétérosexuels, pénétration du vagin par le pénis, dans le cadre du mariage, avec la femme allongée sur le dos et l’homme au-dessus d’elle (position dite du missionnaire). Les femmes ne peuvent pas refuser à leur mari d’avoir des rapports sexuels, le viol conjugal est donc permis, pratique connue sous le nom de « devoir conjugal » et abolie en France en… 1990 !

Si la Révolution française a été l’occasion d’une remise en cause des rapports entre les sexes, les femmes devenant des êtres humains à part entière et obtenant à ce titre certains droits, la marche vers le suffrage « universel » se fait… sans elles ! Les préjugés sur leur nature ont induit un ordre social où, bien qu’étant les premières concernées dans la sphère privée, elles ont été les dernières impliquées, dans la sphère publique.

 

Pour aller plus loin : 

– Cantique des Cantiques, André Chouraqui (trad): http://www.andrechouraqui.com/antho/shir/shir1.htm

– Traité de l’éducation des filles, Fénelon, 1687

– Sur les femmes, Critique de l’Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différents siècles de Antoine Léonard Thomas, Denis Diderot, Paris, 1772

– Manuel d’économie domestique et d’instruction ménagère / par Stella, Editeur : C. Poussielgue (Paris), 1903, Bibliothèque nationale de France.

– Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Pierre Rosanvallon, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1992

– Clichés de la femme exotique, Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1914,  Jennifer Yee, L’Harmattan, 2000

 

> Cachez ce clitoris que je ne saurais voir

Du Moyen-âge au XVIIIème siècle, la sexualité n’est considérée qu’en raison de son utilité reproductive. En dépit du devoir de pudeur auquel sont tenues les femmes, leur pratique de la masturbation est tolérée car les autorités de l’époque croient que cette activité favorise la procréation. Le rôle du clitoris est donc connu et plutôt valorisé. Ce sont les avancées médicales qui vont commencer à remettre en cause cette « liberté » car le lien entre plaisir et procréation s’avère inexistant. Si l’on ajoute à cela la parution d’une brochure intitulée Onania en 1712 – qui dresse un tableau terrifiant des effets secondaires liés à la masturbation – on peut comprendre la disparition de la mention du clitoris dans la littérature et les traités médicaux. A l’exception de Sade, en 1801, il faut attendre le début du XXème siècle pour que le clitoris sorte du silence… pour retomber quasi automatiquement dans le mépris.

En 1922, Freud et son Introduction à la psychanalyse vont signer l’achèvement de la reconnaissance des sexualités féminines. La théorie de Freud postule chez la fillette une frustration due à l’absence chez elle de pénis, il pense que la fillette ne dispose pas de sensations internes lui permettant d’acquérir la connaissance de son propre sexe. Si bien que le garçon a un sexe à investir, alors que la fillette n’a rien. Le clitoris serait d’ailleurs pour Freud l’équivalent féminin du pénis, dans la continuité de sa conception de la fille comme garçon au sexe tronqué : la sexualité de la fillette est donc masculine. Pour devenir une femme, elle devra abandonner le clitoris : « La transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité [dont le clitoris est le siège] se déplace en temps voulu et totalement du clitoris à l’entrée du vagin. »

Cette théorie est à l’origine de ce que des chercheuses et chercheurs ont appelé « l’excision culturelle », une vision de la sexualité des femmes, reposant sur la négation de leur appareil génital, étudiée en creux et dépendante de la gent masculine.

Pour aller plus loin : 

– Thomas Laqueur, Le Sexe en solitaire, Gallimard, 2005.

– Marquis de Sade, Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice, 1801

– Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1922

– Hélène Deutsch, Psychanalyse des fonctions sexuelles de la femme, 1924

– Maia Mazaurette, Damien Mascret, La revanche du clitoris, La Musardine, 2008

 

> Le clitoris : un héros très discret

Au début du XXème, le clitoris est en disgrâce quand il n’est pas tout simplement ignoré et le plaisir des femmes quand il est considéré, ne l’est qu’en lien avec la reproduction. C’est le mouvement prônant le contrôle des naissances et l’une de ses conséquences, l’apparition de la contraception, qui vont peu à peu amener les femmes vers une plus grande autonomie sexuelle et sociale. La morale dominante dans les sociétés patriarcales qui dénie aux femmes le droit et le pouvoir de disposer de leur corps est fortement remise en cause, notamment par le mouvement féministe. Sexualité et reproduction se dissocie, révolution copernicienne fondamentale pour l’émancipation des femmes. Un des corollaires de ce changement de mentalités est l’apparition de l’idée qu’il peut exister un plaisir sexuelle pour les femmes indépendant du sexe de l’homme.

Parallèlement, à cette lente évolution des mœurs, s’opère – du moins aux États-Unis – une mini-révolution scientifique puisque des chercheurs réinvestissent le champ de la sexualité féminine. En 1953, un rapport explique : «  Environ 45% de toutes les femmes de l’échantillon qui s’étaient déjà masturbées déclarèrent atteindre habituellement l’orgasme en trois minutes ou moins, et 25% en quatre ou cinq minutes ». Et de conclure : « Il est exact que les femmes réagissent plus lentement que les hommes au cours du coït, mais cela semble dû à l’inefficacité des techniques coïtales habituelles. » Cette petite phrase est lourde de conséquences puisqu’elle vient contredire des siècles de naturalisation où le rapport hétérosexuel est la norme et le mode exclusif d’accession à l’orgasme. La société patriarcale qui repose sur la complémentarité des femmes et des hommes en prend un coup :  non contentes de disposer librement de leur corps, les femmes possèdent une autonomie sexuelle et une activité sexuelle à part entière. Cette possibilité d’une accession à l’orgasme en dehors de la relation aux hommes est sacrément dérangeante : les femmes deviennent les égales des hommes, peuvent partir et revenir, voire même choisir d’avoir une sexualité seule ou avec une autre femme. Un bouleversement qui ne peut se faire en douceur et sans résistances.

Ces mouvements disjoints vont finalement converger dans les années 60 et ce grâce aux mouvements féministes. Si le clitoris commence à être reconnu comme l’organe principal dans l’accession des femmes à l’orgasme, l’apparition de la question de la sexualité des femmes dans l’espace public est loin d’être assurée. La polémique lancée en 1970 par Anne Koedt, auteure de l’article « Le mythe de l’orgasme vaginal » ne fait que commencer et n’est toujours pas résolue à ce jour.

Pour aller plus loin : 

– Kinsey A.C., Pomeroy W.B., Martin C.E., Sexual behaviour in the Human Female, WB Saunders, 1953

– Masters and Johnson, Human Sexual Response, Little, Brown, 1966.

– Anne Koedt, Le mythe de l’orgasme vaginal, 1970

 

> L’émancipation sexuelle, c’est l’émancipation tout court !

En dépit d’une persistance d’un positionnement réactionnaire dans la recherche française et dans les sociétés occidentales en général, l’affirmation de la sexualité des femmes comme sujet d’étude, de débat et sujet social semble connaître un nouvel essor depuis les années 1990. On peut citer de manière anecdotique un des premiers groupes de rap féminin, Salt-n-Peppa, qui en 1991 sort un single intitulé : « Let’s Talk about Sex ». Dans un registre plus universitaire, les recherches du Dr Helen O’Connell en 1998, mettent enfin en lumière l’anatomie exacte du clitoris. La diffusion du premier film documentaire lié directement et nommément à ces recherches, tout en revendiquant une volonté de démythifier la sexualité des femmes est diffusé sur Arte en 2003. C’est en 2007, puis 2008 que paraissent deux ouvrages traitant du clitoris en croisant recherches scientifiques, sciences humaines et témoignages de femmes. Enfin, en 2011, Odile Buisson lance un défi à ses confrères français dans un ouvrage qui explique bien les origines du retard français dans l’étude scientifique de la sexualité féminine.

Le champ de la culture et du vocabulaire doivent être questionnés et démythifiés. Par exemple, il reste communément admis qu’un homme très actif sexuellement se voit congratulé quand une femme se verra insultée. En 1998, le groupe Tryo faisait très justement remarquer dans une de leur chanson : «  Un homme qui aime les femmes on appelle ça un Dom Juan. Une femme qui aime les hommes on appelle ça comment? […] »

Pour aller plus loin :

– O’Connell H.E., Huston J.M., Anderson C.R., Plenter R.J., “Anatomical relationship between urethra and clitoris”, Journal of Urology, 1998.

– Michèle Dominici, Variety Moszinski et Stephen Firmin, Le clitoris, ce cher inconnu, documentaire, 59 min, 2003

– Rosemonde Pujol et Edouard Launet, Un petit bout de bonheur : petit manuel de clitologie, Jean-Claude Gawsewitch, 2007

– Maia Mazaurette, Damien Mascret, La revanche du clitoris, La Musardine, 2008

– « Qui a découvert le clitoris » : http://blog.slate.fr/globule-et-telescope/2011/04/05/qui-a-decouvert-le-clitoris/